Discours d'hommage à Jean-Pierre Schnetzler prononcé à l'occasion
de la cérémonie d'adieu du 10 janvier 2009 par Jean Marc Falcombello,
président du centre de Montchardon.
Chère famille, chers amies et amis, chers membres, Monsieur le Maire d'Izeron
et ses administrés.
Malgré la peine justement ressentie devant l'absence immense que le départ
de Jean-Pierre Schnetzler vers l'autre rive fait naître, il m'incombe, au
nom de tous les membres de Montchardon et de la Congrégation religieuse
Karma Migyur Ling, de rendre hommage à notre fondateur et ami spirituel.
C'est une tâche ardue car faire la liste de tout ce que Jean-Pierre a accompli,
par le corps, la parole et l'esprit, et dire fidèlement qui il fût,
confine à l'impossible. Il est difficile d'exprimer la densité des
instants qui font une existence, la sienne en particulier. En bientôt trente
ans d'amitié, je ne crois pas l'avoir entendu une seule fois bavarder.
Chacune de ses paroles avait un sens, et nous les buvions. Car à l'image
du Bouddha, Jean-Pierre avait pris le parti de parler, à bon escient, développant
une activité inlassable d'enseignant. D'ailleurs, il avait su faire de
la parole une médecine en devenant psychiatre et psychanalyste, endossant
les habits institutionnels, parfois trop étroits, d'un médecin des
âmes. C'est peut-être pourquoi il se mit à chercher. Par réaction
au confinement de son époque, sûr d'un matérialisme triomphant.
Jean-Pierre voulait du large, de l'espace. Car son âme ne pouvait se résoudre
à accepter les modèles dominants et les limites imposées
par la science sans les questionner. Ainsi se fit, à l'aube des années
cinquante, la rencontre avec le Bouddhisme, trouvant là de quoi allier
la rigueur scientifique et l'introspection spirituelle. Une rencontre déterminante
qui vint confirmer ce qu'il sentait au plus profond de lui - que tout est changement
et conditionnement, et qui lui donnait enfin l'alphabet qui lui permettrait de
dire le monde, au plus près, au plus juste, disséqué au scalpel
adamantin de la sagesse.
Cependant, Jean-Pierre s'est ingénié sa vie durant à échapper
aux catégories. Le bouddhiste s'entretenant avec lui ne pouvait avoir de
doute: oui, il était un maître de cette tradition, parlant avec autorité
et assurance de ce qu'il connaissait intimement. Mais le franc-maçon traditionnel
n'en pensait pas moins. Ni le collègue médecin, ni l'amateur de
pensée érudite, pas plus que le chantre de l'oecuménisme,
tant était vaste sa connaissance.
En Afrique, on compare la disparition d'un sage à la destruction d'une
bibliothèque dans un incendie. On peut le dire pour Jean-Pierre: avec lui,
c'est une bibliothèque qui disparaît, un savoir mûri lentement
dans l'intimité de l'homme, au gré de la force des expériences,
de la contemplation, du silence lumineux de l'esprit et du maniement juste des
mots et des concepts. En fait, Jean-Pierre était un sage comme ceux de
la Renaissance: encyclopédique. C'est aussi là son paradoxe: avoir
été de ce monde, de ce siècle et pourtant lui ressemblant
si peu, même si, de son époque, il sût emprunter l'audace,
osant remettre en cause le connu.
Friand des dernières découvertes dans le domaine de la recherche
sur la conscience, il n'avait pas de mots assez cinglants pour fustiger les carcans
d'un scientisme fanatique, sans pour autant se laisser berner par les subterfuges
des dernières inventions du matérialisme spirituel si commun de
nos jours. Pour Jean-Pierre, je crois pouvoir dire que la rigueur du raisonnement
était une éthique. Et toute sa vie il oeuvra à charpenter
sa pensée, puisant aux sources des eaux les plus profondes - son oeuvre
intellectuelle en témoigne à travers ses nombreux ouvrages. Et même
s'il osa aborder de front la question de la transmigration, il le fit avec la
rigueur du scientifique qu'il était, se risquant à prendre aux mots
le bien fondé de la méthode par hypothèse.
Sans cela, peut-être que sa rencontre avec le bouddhisme n'aurait produit
qu'un spécialiste de plus. Mais lui voulut voir et comprendre, et prit
au pied de la lettre l'injonction d'expérimentation exprimée par
le Bouddha il y a 2500 ans. C'est dans ce chemin qu'il s'engagea, convaincu qu'au
terme de la précision d'un outil conceptuel, seul l'esprit s'observant
lui-même pouvait se connaître vraiment. En cela, les paroles de Lama
Teusang sonnent juste quand il dit que Jean-Pierre était un grand yogi,
maître de sa conscience.
Cela ne l'a pas empêché d'affronter la mort, aussi courageusement
que possible, même si la maladie lui fit parfois perdre son assurance durant
ses derniers jours. Cela contribua à nous le rendre plus humain encore,
nous rappelant notre fragilité et la vulnérabilité nécessaire
à la bonté vraie.
Pour toutes ces raisons, pour ce qu'il a été, je ne peux qu'exprimer
la dette immense que nous avons envers lui, pour tout ce qu'il nous a donné
et déposé délicatement en nos coeurs et nos âmes, et
qui, d'une manière ou d'une autre, a façonné nos vies. Car
la vie de Jean-Pierre fut un don. Et si la générosité est
une vertu, Jean-Pierre l'a portée à une hauteur difficilement égalable.
Il s'est attaché à partager les fruits de sa sagesse avec tous,
dans un geste gracieux, fin et toujours emprunt de distinction. Les fruits sonnants
et trébuchants aussi, en faisant don de la propriété de Montchardon
et de celle de Karma Ling.
Pour tous ceux qui, à Montchardon, avons eu le privilège de nous
entretenir longuement avec lui et de vivre au quotidien ses dernières années,
le récit de sa vie et son exemple nous ont édifiés et inspirés.
Et plus d'une fois, l'entendant raconter, nous nous sommes dit qu'il avait "fait
l'histoire", ayant connu tant de personnages importants qui ont contribué
à la réalité contemporaine du bouddhisme en France.
Il suffit de penser, entre autres, à Walpola Rahula, auprès duquel
il reçut les voeux de refuge dans les années cinquante, quand personne
n'exprimait en France un quelconque intérêt pour l'enseignement du
Bouddha, à Taisen Deshimaru, le maître qui introduisit le Zen en
Europe et qu'il accueillit chez lui une semaine après son arrivée,
au Vénérable Nyanadharo, de la tradition des moines de la forêt,
qui s'établit en France suite à leur rencontre.
Et puis, bien sûr, à Lama Teunsang, venu de son lointain Tibet. Ensemble
ils ont travaillé pendant plus de trente ans, main dans la main, coeurs
entremêlés, nouant un lien d'amitié spirituelle indéfectible.
Alors effectivement, notre dette à son égard est grande et tout
bouddhiste français lui doit, directement ou indirectement, d'avoir connu
l'enseignement du Bouddha. Oui, la dette est immense, et nous mesurons à
peine l'héritage qu'il nous lègue. Il nous faudra grandir encore
avant de pouvoir faire pousser comme il se doit les graines qu'il a plantées
en nous. Cependant, la voie est tracée, faite de curiosité, de rigueur,
d'honnêteté, d'abnégation, de générosité
et d'humour. C'est à nous qu'il revient de suivre ce chemin et de nous
y engager. Même si bientôt son corps ne sera plus - preuve ultime
d'impermanence, notre souhait est qu'il survive dans nos coeurs et que son oeuvre
perdure. Alors peut-être pourrons-nous honorer notre dette, comprenant sa
vie et son activité comme le plus beau des enseignements.
Que ce moment vécu ensemble, tous réunis autour de Jean-Pierre,
partageant la peine et l'émotion de sa famille, soit le signe annonciateur
de l'épanouissement en nos coeurs de la bonté et de la radieuse
clarté de la sagesse. Et que ces inscriptions placées par lui sur
chaque étagère, miroirs et murs de sa maison à Montchardon,
formulant la question "s'agit-il d'un rêve?", devienne l'instruction
spirituelle la plus essentielle de nos vies. Que l'on soit bouddhiste ou non,
elle nous invite à percer le voile des illusions et à nous défaire
des limites de notre ignorance.
Montchardon, le 10 janvier 2009
Jean Marc Falcombello
président du Centre de Montchardon
Les textes, images et photos de ce site sont protégés par le Code de la Propriété Intellectuelle et ne peuvent être utilisés, sous quelque forme que ce soit, sans une autorisation écrite de leurs auteurs.